25
Je rentrai à la maison et me couchai avant l’aurore. Et avant midi je me levai, pris une douche et me rasai. T. J. avait passé une bonne nuit et s’était collé devant la télé après avoir enfilé un pantalon en coton bleu marine et une chemise de jean bleu ciel. Il avait eu beau dire à Elaine qu’il avait des vêtements propres chez lui, elle avait insisté pour lui en acheter au Gap.
— Elle voulait pas « s’immiscer dans mon intimité » ! dit-il en levant les yeux au ciel.
Je le mis au courant de la situation et le laissai jeter un deuxième coup d’œil au type que j’en étais venu à prendre pour Paddy Junior, même s’il s’appelait sans doute autrement. J’espérais trouver un petit raccourci électronique au boulot qui m’attendait.
— Les Kong pourraient sans doute le faire, me dit-il, mais il faudrait savoir où ils sont et s’ils font toujours dans le bidouillage d’ordinateurs. Il faudrait aussi que les registres dont tu me causes aient été informatisés.
— Ce sont des archives municipales, lui fis-je remarquer, et ça remonte à plus de trente ans.
— Ça serait juste le genre de trucs qu’ils aiment. Obliger des types à s’asseoir et à leur filer tous leurs dossiers. En plus que ça économiserait de l’espace parce qu’on peut mettre tout un répertoire sur disquette.
— M’est avis que c’est beaucoup espérer, lui dis-je. Même si l’état civil avait informatisé ses vieux dossiers, je ne serais pas capable d’entrer dans leur système. Il y a un moyen plus facile d’y arriver.
— La corruption ?
— Tu fais la fine bouche si tu veux, moi, je vois plutôt ça comme une manière d’être gentil avec les gens, pour qu’ils se montrent tout aussi gentils en retour.
L’employée sur laquelle je tombais était du genre maternel et répondait au nom d’Elinor Horvath. Agréable d’entrée de jeu, elle le fut encore plus après que je lui eus glissé quelques billets. Oui, il aurait suffi que les archives aient été informatisées pour qu’elle me trouve le renseignement en un clin d’œil. Ainsi que TJ. me l’avait expliqué, elle n’aurait guère eu qu’à trier la base de données adéquate en l’indexant sur « Nom du père ». Après quoi il lui aurait suffi de surfer sur les F pour voir qui exactement avait été engendré par un certain Farrelly.
— Tous nos nouveaux dossiers ont été informatisés, me dit-elle, et nous sommes en train de remonter en arrière, mais cela n’avance pas vite. En fait même, ça n’avance pas d’un pouce… surtout après les dernières coupes budgétaires. Je crains que nous ne fassions pas partie des secteurs à haute priorité, tout comme, pour nous, les vieux registres de l’état civil ne sont pas de la première urgence.
Ce qui voulait dire qu’il allait falloir procéder à l’ancienne et que l’affaire allait prendre plus de temps que Mme Horvath pourrait jamais me consacrer, même si j’étais par ailleurs un type parfaitement adorable. L’argent que je lui donnai me permit seulement d’atterrir dans une arrière-salle où elle m’apporta des tiroirs de classeurs remplis d’actes de naissance établis à New York à partir du 1er janvier 1957. Je n’arrivais pas à croire que le fils Farrelly eût plus de quarante ans – pas d’après le souvenir que j’avais de lui –, pas plus que je ne pouvais imaginer qu’il en ait eu plus de sept le jour où Paddy avait perdu la tête. D’après ce que je savais du père, le fils aurait alors été déjà suffisamment maltraité ou négligé, voire les deux, pour s’épargner les affres du désir de vengeance.
Ce raisonnement m’ayant donné mon point de départ chronologique, je décidai de remonter jusqu’au 30 juin 1965. L’assassinat de Paddy Farrelly – d’après Mick, l’affaire se serait produite pendant l’été –, pouvait très bien avoir eu lieu à la fin septembre et, pour ce que j’en savais, l’adorable chérubin avoir été conçu le jour même. Cela ne paraissait guère vraisemblable, mais on aurait pu en dire autant de toute l’entreprise dans laquelle je m’étais lancé.
Mes recherches furent d’autant plus lentes qu’à vouloir accélérer les choses pour échapper à l’ennui, j’aurais couru le risque de louper ce que j’entendais trouver. Seul principe organisateur de l’affaire, les registres étaient rangés par ordre chronologique. Je dus tous les éplucher un par un, en regardant d’abord le nom du fils sur la première ligne, puis en cherchant celui du père qui se trouvait à peu près au milieu de l’entrée. Bref, c’étaient deux Farrelly que je me tapais à chaque fois.
J’avais au moins la chance, je crois, que ce nom ne fût pas commun. Le père putatif se fût-il appelé, disons… Robert Smith ou William Wilson, que j’aurais eu la tâche plus difficile. D’un autre côté, chaque fois que je serais tombé sur quelque Smith ou Wilson qui n’aurait pas fait l’affaire, j’aurais au moins eu l’illusion de me rapprocher du but. Cela étant, à force de ne trouver aucun Farrelly, je commençai à me demander ce que je fabriquais.
Le boulot était du genre pensée zéro. N’importe quel attardé aurait pu s’en acquitter aussi bien que moi, voire mieux. J’avais tendance à rêvasser – c’était presque obligé –, ce qui peut conduire à l’absence, au rideau de neige mental qui empêche de voir ce qu’on regarde.
À me vautrer dans cet océan de noms, je fus frappé de constater le nombre incroyablement élevé d’enfants qui ne portent pas le nom de leur père, ou dont le père n’est pas mentionné. Je me demandai ce que voulait dire la mère lorsqu’elle n’inscrivait rien sur la première ligne de l’acte. Rechignait-elle à écrire le nom de son amant ? Ou bien l’ignorait-elle parce qu’elle avait trop d’hommes dans sa vie ?
J’étais au bord de renoncer lorsque Mme Horvath se pointa avec une tasse de café et une petite assiette de gâteaux Nutter Butter en plus du tiroir suivant. Elle avait filé avant que je puisse la remercier. Je bus le café, je mangeai ses petits gâteaux et, une heure plus tard, je tombai sur ce que je cherchais.
De son nom Gary Allen Dowling, l’enfant avait vu le jour à quatre heures moins dix du matin, le 17 mai 1960, sa mère, Elizabeth Ann Dowling, étant domiciliée au 1104 Valentine Avenue, dans le Bronx.
Le père s’appelait Patrick Farrelly. Pas de deuxième prénom. Ou bien il n’en avait pas, ou bien elle l’ignorait.
Dans les mythes et les contes de fées, connaître le nom de son adversaire est en soi source de puissance. Songez à Rumpelstiltskin[24]
J’eus donc l’impression de beaucoup avancer lorsque je me mis en route avec le nom de Gary Allen Dowling recopié sur son acte de naissance. De fait pourtant, je n’avais rien de plus que le premier indice d’une longue chasse au trésor. J’étais en meilleure posture que quand j’avais entamé mes recherches, mais j’étais loin d’être arrivé au but.
J’achetai une carte Hagstrom du Bronx à un kiosque qui se trouvait à deux rues de l’Hôtel de Ville et l’étudiai, assis au comptoir d’une cafète. Je commandai un café et regrettai vite de ne plus avoir de petits gâteaux Nutter Butter pour le faire descendre. Enfin je repérai Valentine Avenue – c’était dans le quartier de Fordham Road, non loin de Bainbridge Avenue.
Pensant soudain que je pourrais peut-être m’épargner un voyage jusque-là, j’investis un quarter dans un coup de téléphone à Andy Buckley. Sa mère décrocha et m’annonça qu’il était sorti. Je la remerciai et raccrochai sans lui laisser mon nom. Mon échec m’agaça pendant quelques minutes – j’étais maintenant obligé de me taper un long trajet en métro et l’heure de pointe commençait déjà. Mais imaginez qu’Andy se soit trouvé chez lui. J’aurais pu l’expédier à Valentine Avenue et lui me confirmer en quelques minutes ce dont j’étais déjà raisonnablement certain, à savoir que comme son vaurien de fils, Elizabeth
Ann Dowling n’habitait plus à cette adresse, si tant est qu’elle y ait jamais vécu. Cela dit, il n’aurait pas posé les mêmes questions que moi et ne se serait pas donné la peine de taper aux portes et d’essayer de trouver quelqu’un qui avait la mémoire longue et la langue bien pendue.
Comme je le pensais, la maison était toujours debout. Aussi bien ne se trouvait-elle pas dans la partie du Bronx qui brûla ou fut abandonnée dans les années soixante et soixante-dix, ni dans un de ces quartiers qu’on avait soumis à d’innombrables opérations de démolition et reconstruction. De fait, le 1104 Valentine Avenue était un immeuble locatif de six étages, chacun de ces derniers relativement étroit et abritant quatre appartements. Émaillés ici et là de patronymes hispaniques, les noms inscrits sur les boîtes aux lettres indiquaient le plus souvent une origine irlandaise. Je n’y découvris pourtant aucun Dowling ou Farrelly, et aurais été fort étonné du contraire.
La concierge – une certaine Mme Carey – occupait un des appartements du rez-de-chaussée. Ses cheveux étaient courts et de couleur gris fer, et ses yeux d’un bleu aussi clair qu’inflexible. J’y lus bien des choses, mais aucun désir de coopérer avec moi.
— Comme je ne veux pas partir du mauvais pied avec vous, lui lançai-je, je commencerai par vous dire que je suis détective privé. Et j’ajouterai que, n’ayant que très peu de respect pour eux, je n’ai rien à voir avec les services de l’immigration. De fait, les seuls locataires qui m’intéressent dans votre immeuble y ont habité il y a quelque trente ans de ça.
— Donc avant que j’arrive, me répliqua-t-elle, mais pas de beaucoup. Et vous avez raison, en vous voyant, j’ai tout de suite pensé aux services de l’immigration. Soyez sûr qu’aussi peu d’amour que vous leur portiez vous-même, celui que je leur voue est encore moins grand. Qui cherchez-vous ?
— Elizabeth Ann Dowling. Il est possible qu’elle se soit fait appeler Farrelly.
— Betty Ann Dowling, répéta-t-elle. Oui, elle était encore ici quand je suis arrivée. Elle et son casse-pieds de fils, ne me demandez pas son nom.
— Gary.
— C’est comme ça qu’il s’appelait ? Ma mémoire n’est plus ce qu’elle était, mais bon : pourquoi faudrait-il que je me rappelle des gens comme ça, je ne vois pas trop.
— Vous souvenez-vous de la date à laquelle ils sont partis ?
— De tête, non. J’ai commencé ici au printemps 68. Ah, que Dieu nous protège, ça va faire bientôt trente ans !
Je marmonnai quelque chose comme quoi je ne savais pas vraiment où filait le temps, elle me répondit que, là ou ailleurs, il emportait nos vies avec lui.
— Mais j’ai élevé une fille, reprit-elle, et toute seule après la mort de mon Joe. J’ai eu l’appartement et un peu de fric pour m’occuper de l’immeuble, et j’avais l’argent de l’assurance. Maintenant elle habite dans une belle maison à Yonkers et a épousé un homme qui gagne bien sa vie. Je n’aime pas trop le ton qu’il prend avec elle, mais ce ne sont pas mes oignons non plus.
Elle se reprit, puis me regarda.
— Ni les vôtres non plus, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle. Ah, allez, entrez donc. Vous feriez aussi bien de prendre une tasse de thé avec moi.
Propre et gai, son appartement était impeccablement en ordre. Cela ne me surprit pas. Devant sa tasse de thé, elle me dit :
— À l’entendre, elle était veuve elle aussi. J’ai tenu ma langue, mais je savais qu’elle ne s’était jamais mariée. C’est le genre de choses qu’on devine tout de suite. Et elle racontait plein d’histoires mirobolantes sur son mari… comment il avait travaillé pour la CIA et comment il s’était fait descendre parce qu’il était sur le point de révéler ce qui s’était vraiment passé à Dallas. Vous savez bien… quand on a assassiné Kennedy.
— Oui, je sais, dis-je.
— Toutes les histoires qu’elle racontait pas à son fils ! Bon et maintenant, combien de temps a-t-elle passé ici ? C’est important ?
— Ça pourrait l’être.
— Ce sont les Riordan qui ont repris son appartement quand elle a déménagé. Non, attendez une minute… non, non. Il y a d’abord eu un vieux. Et il est mort, le pauvre. Et devinez un peu qui a eu la chance de découvrir son corps !
Elle ferma les yeux en repensant à ces événements.
— C’est affreux de mourir seul, reprit-elle enfin, mais ce sera mon lot, pas vrai ? À moins que je dure assez longtemps pour terminer dans une maison de retraite et puisse Dieu faire en sorte que ça n’arrive jamais ! M. Riordan habite toujours à l’étage, sa femme est morte il y aura trois ans en janvier prochain. Mais il n’a jamais rencontré Betty Ann.
— Quand a-t-il emménagé ?
— Parce que comme ça vous sauriez quand elle a vidé les lieux, c’est ça ?
Elle réfléchit un instant, puis me surprit en disant : « Demandons-le-lui », et en décrochant son téléphone.
Elle chercha son numéro dans un petit carnet relié en cuir, le composa et, l’air exaspéré, fusilla le plafond des yeux jusqu’à ce que M. Riordan veuille bien répondre. Alors, elle se mit à parler fort et avec une clarté exagérée :
— Il faut lui hurler aux oreilles à ce pauvre monsieur, me confia-t-elle, mais il entend mieux au téléphone qu’en face à face. Il dit que sa femme et lui vivent ici depuis 1973. Bon, et le vieux qui est mort, il s’appelait McMenamin, c’est un vieux nom du Donegal, si je ne me trompe pas. M. McMenamin a peut-être passé un an ici, mais sûrement pas deux. Et y a eu un trou entre les locations, mais pas vraiment, dans cet immeuble les appartements ne restent pas longtemps vides. Je dirais donc que votre Betty Ann et son fils sont partis en 1971. Ce qui voudrait dire que je l’ai eue pendant trois ans et tenez, je dirais même que ça me paraît assez juste.
— Et même assez tout court, il faut croire.
— Là, vous avez raison. Ça, je n’ai pas pleuré quand elle m’a tourné le dos pour de bon. Et c’est pareil pour son fils.
— Savez-vous pourquoi elle est partie ?
— Elle ne m’en a rien dit et je ne lui ai pas posé la question. Pour aller retrouver un type, c’est probable. Un autre bonhomme de la CIA, y a des chances. Elle ne m’a pas laissé d’adresse où faire suivre son courrier, mais même si elle l’avait fait, il y a longtemps que je l’aurais jetée.
Je lui demandai s’il restait quelqu’un d’autre de cette époque dans l’immeuble.
— Janet Higgins, me répondit-elle sans hésitation, appartement 4-C. Mais je doute que vous en tiriez quoi que ce soit. C’est à peine si elle se rappelle son nom.
Elle avait raison. Je ne tirai rien de Janet Higgins, ni d’aucun locataire des maisons d’à côté, ou d’en face. J’aurais pu encore cogner à d’autres portes, mais, c’était clair, je n’étais pas parti pour retrouver Betty Ann Dowling ou son fils. Je renonçai et rentrai à la maison.
Lorsque j’y arrivai, le Dr Frœlich était déjà passé et reparti après avoir changé les pansements de T. J. et l’avoir déclaré apte à voyager. Il lui avait aussi dit de tenir sa jambe aussi haut que possible.
— Il a précisé : « Mais pas quand vous marchez », me dit T. J. « Parce que là, c’est pas commode du tout et ça donne l’air con. Quelle est la solution, alors ? On ne marche pas sur cette jambe. On lui donne une chance de se réparer. »
Elaine lui ayant acheté une deuxième canne, T. J. se servit de l’une et de l’autre pour traverser la rue et regagner son hôtel. Je l’accompagnai et m’assis dans le fauteuil pendant qu’il se mettait en ligne et relevait son courrier électronique. Il avait reçu plusieurs dizaines de messages pendant son absence. Les trois quarts d’entre eux n’étaient que des envois en nombre, où on essayait de lui vendre des photos porno ou de l’embrigader dans des aventures financières passablement invraisemblables. Mais T. J. avait aussi des correspondants dans le monde entier, des gens avec lesquels il échangeait des blagues et des bons mots dans une bonne demi-douzaine de pays différents.
Il ne lui fallut pas longtemps pour se mettre à jour et je lui dis ce que je savais de Gary Dowling et de sa mère. La dernière adresse que je leur connaissais remontait à vingt-cinq ans, et en plus ils pouvaient très bien se faire appeler Farrelly.
— F-A-R-L-E-Y ? me demanda-t-il.
Je secouai la tête et lui épelai le nom. Il fit la grimace.
— T’enlèves le Y et ça fait Farrell, ce qui rime avec rondelle. T’y remets le Y et ça fait Farrelly, ce qui rime avec Charlie. Ça n’a guère de sens.
— Bien peu de choses en ont.
— Si elle est dans l’annuaire, je pourrai la retrouver. C’est juste que ça prendra du temps. Y a un site Web où on a tous les numéros de téléphone État par État. Lequel tu dirais ? New York ?
— Il faudrait sans doute commencer par là.
Il y avait une Elizabeth Dowling à Syracuse et pas mal d’E. Dowling, dont un ou une dans le Bronx – mais c’était trop simple et évident, bien sûr. Il s’avéra qu’il s’agissait d’un Edward et que cet Edward n’avait jamais entendu parler d’une quelconque Elizabeth ou Betty Dowling, et ne semblait guère apprécier mon appel.
Nous essayâmes le New Jersey, puis nous passâmes au Connecticut. Après quoi, nous filâmes en Californie et en Floride, ces deux États étant ceux où l’on a tendance à partir. Je devins vite expert dans ma partie, consistant à composer les numéros que T. J. m’avait sortis à l’imprimante et à dire : « Bonjour, j’essaie de joindre une certaine Elizabeth Dowling qui habitait dans le Bronx dans les années soixante. » Il ne me fallait qu’une phrase ou deux pour déterminer si mon correspondant pouvait m’aider. Dans le cas contraire, je dégageais de la ligne à toute vitesse et passais au numéro suivant.
— Heureusement que tous ces appels sont gratuits, me fit remarquer T. J. Sans ça, on se préparerait une jolie note.
Il avait pris beaucoup d’avance sur moi, l’ordinateur pouvant lui trouver des Dowling bien plus rapidement que je pouvais les appeler. Cela lui permit de sautiller jusqu’à son lit et d’y mettre enfin sa jambe en hauteur. J’étais entre deux coups de fil lorsqu’il me lança :
— Ah, je voulais te dire que j’ai appelé la nana cet après-midi.
— Et de quelle nana s’agit-il donc ?
— Ma chérie du BTK. Celle qu’a un papa noir et une mama viet. Elle se demandait pourquoi je l’avais pas rappelée.
— Tu lui as donc répondu que tu avais reçu une balle dans la jambe au cours d’une fusillade.
— Non. J’y ait dit que j’avais chopé la grippe. Vitamine C qu’elle m’a répondu. Oui, m’dame, que j’y ai renvoyé, et… vous avez trouvé des trucs sur le type à face de lune ? Elle a trouvé le surnom qu’on lui donne dans le quartier. Tu veux deviner, René ?
— Moon, lui répondis-je.
— Voilà. Moon, le pote à Goo à la prison d’Attica. Et c’est tout ce qu’on sait sur lui. J’y ai dit merci beaucoup et tu me rappelles quand t’auras plus de boutons sur la gueule.
— Tu ne lui as pas dit ça.
— Bien sûr que non.
Il pencha la tête de côté et me regarda.
— T’en as marre de passer des coups de fil, pas vrai ? Si t’as d’autres trucs à faire, je me tape le reste. Je pourrai garder ma putain de jambe en hauteur en téléphonant.
Je le quittai et me dirigeai vers le Nord de la ville. Je n’avais rien avalé depuis les petits gâteaux Nutter Butter de Mme Horvath ; je m’arrêtai devant un restaurant chinois de Broadway, à une ou deux rues du Lincoln Center. Je n’avais pas mangé chinois depuis mon dernier repas avec Jim, dix jours plus tôt. Jamais plus je ne dînerais avec lui, peut-être même n’aurais-je jamais plus envie de manger chinois.
« Oh, arrête ça, tu veux ? » me lança une voix, et c’était celle de Jim, mais cela n’avait rien d’une expérience mystique.
Ce n’était que mon imagination qui me donnait la réponse à laquelle j’aurais dû m’attendre de sa part. Et il avait raison, bien sûr. Il ne s’agissait ni de nourriture ni de restaurant, mais bien du type qui y était entré avec un flingue – et qui ne le ferait plus jamais.
Il n’empêche : je me retrouvais incapable de manger chinois sans penser à Jim. Je finis par avaler du potage piquant et du bœuf aux brocolis, et me rappelai comment Jim m’avait dit avoir envie de goûter encore une fois à l’anguille végétarienne avant de mourir.
La nourriture était mangeable. Pas géniale, mais pas immonde non plus. Je descendis une pleine théière et finis mon repas avec des quartiers d’orange en ouvrant le petit gâteau porte-bonheur traditionnel.
« Vous allez voyager », m’annonça-t-il. Je réglai la note, laissai un pourboire et fis la dernière partie du voyage jusqu’à chez Poogan.
— Le type qui t’a cogné s’appelait Donnie Scalzo, m’informa Danny Boy. Je pensais faire chou blanc, mais au bout du compte un type a regardé ton portrait-robot et l’a reconnu en une seconde. C’est un jeune de Brooklyn. Il n’a pas dû traverser souvent le pont pour venir chez nous, mais il a grandi dans le quartier de Bensonhurst, juste à côté de Scalzo. Je crois même qu’ils se sont tous les deux fait virer de la même école communale.
— J’espère que ça ne leur est pas arrivé avant qu’ils aient appris à mettre leurs phrases en diagrammes.
— On enseigne encore ça ? Je n’ai jamais oublié mon prof de quatrième traçant des lignes sur le tableau noir en décomposant et recomposant des phrases. Ici vous avez une subordonnée qui part comme ça, et là une conjonctive ceci ou cela qui file vers le plafond, et encore… Toi aussi, t’y as eu droit ?
— Oui, et je n’ai jamais compris ce que pouvaient bien foutre toutes ces propositions.
— Moi non plus, mais je parie qu’on ne fait plus rien de tout ça aujourd’hui. Ça aurait beaucoup servi à notre Donnie qui vient juste de sortir de taule. Peine de cinq à dix ans, la proposition était belle ! Il aurait pu se marrer comme un fou à la décomposer. Il avait été condamné pour agression à main armée, tu n’es donc sans doute pas le premier sur lequel il ait sauté.
— Tu ne saurais pas où il a purgé sa peine, par hasard ?
— Je l’ai sur le bout de la langue. Quelque part dans le nord de l’État, pas à Green Haven, non… aide-moi un peu…
— Attica ?
— Voilà, c’est ça. Au pénitencier d’Attica.
Je rentrai à la maison et appelai T. J.
— Attica, dit-il. Ça fait beaucoup de clicks sur ce site, tu ne trouves pas ? Mais il est trop tard pour leur téléphoner.
— Sans compter que ça ne servirait pas à grand-chose. Il va sans doute falloir que j’y monte causer avec des gens.
— Attica, répéta-t-il en faisant rouler ce mot sur sa langue comme s’il lui cherchait une rime. Et comment qu’on y va, hein ?
— Rien de plus facile, lui répondis-je. Il suffit de dévaliser un magasin de spiritueux.
Puis ce fut Mick qui m’appela pour savoir si j’avais des nouvelles de Tom Heany qu’il n’avait toujours pas réussi à joindre. Je lui répondis que je n’en avais pas, mais que tous ceux qui avaient appelé avaient dû parler au répondeur. Après quoi je lui fis remarquer que Tom parlait rarement, à qui que ce fût. Puis je lui rapportai ce que j’avais appris – sur Moon, Donnie Scalzo et Gary Allen Dowling.
Je me couchai tôt et me retrouvai à l’agence de voyages de Phyllis Bingham à neuf heures pétantes. Elle était déjà à son bureau. Je lui dis que je voulais aller à Buffalo, et tout en faisant monter ce dont elle avait besoin à l’écran, elle me demanda comment Elaine se débrouillait de sa virée d’achats. Elle avait dû voir le panneau dans la vitrine, le magasin se trouvant juste au bout de sa rue, mais pendant une petite minute je ne compris pas de quoi elle me parlait. Je lui répondis que tout allait bien, elle m’informa que je pouvais prendre un vol Continental à dix heures au départ de Newark, mais que ça ne me laisserait pas le temps de préparer mes bagages. Je l’informai que je n’en aurais pas. Elle me réserva une place, avec retour sur Newark à trois heures et demie de l’après-midi. Il y aurait un autre vol deux heures plus tard si jamais je ratais celui-là.
— Tu n’auras donc pas l’occasion de voir les chutes du Niagara, me dit-elle.
Je sortis de l’agence et trouvai tout de suite un taxi. Je n’eus même pas à séduire le chauffeur pour qu’il me conduise à l’aéroport. Il était ravi. Je montai dans l’avion avec quelques minutes d’avance et atterris à Buffalo une heure plus tard. Je louai une voiture et me rendis à Attica, ce qui me prit une heure de plus parce que, ayant raté une sortie, je dus faire demi-tour.
J’arrivai à la prison à midi et en ressortis à deux heures, soit bien avant Gary Allen Dowling, pour ne pas parler de Goo, Moon et Donny. Il ne me fallut que quarante minutes pour regagner l’aéroport de Buffalo, où j’eus tout le temps de rendre ma voiture de location et de manger quelque chose avant qu’on nous appelle à la porte d’embarquement.
Il y avait une longue file d’attente pour les taxis à Newark. Je décidai d’économiser quelques dollars et pris l’autocar jusqu’à la gare de Penn Station, où je sautai dans le métro pour retourner chez moi. J’allais entrer lorsque Elaine me dit :
— Tu m’avais prévenue que tu serais de retour pour dîner et je ne t’ai pas cru. Mais il se pourrait que tu ne puisses pas rester.
George Wister s’était pointé, me dit-elle, mais cette fois, elle lui avait raconté que j’étais parti et avait refusé de le laisser entrer. Il était revenu avec un autre flic – et un mandat –, mais entre-temps elle avait pu s’entretenir avec Ray Gruliow qui avait attendu le retour des deux compères avec elle. Elle avait alors laissé entrer Wister, lequel n’avait pu que constater mon absence et échanger quelques injures avec Ray avant de rebrousser chemin.
— Ils cherchaient une arme, reprit-elle, et je savais bien que tu n’aurais pas essayé de passer sous le détecteur de métal avec la tienne. J’ai regardé absolument partout avant de la trouver dans ton tiroir à chaussettes. Je l’ai descendue à la cave et l’y ai enfermée. Et quand ils sont repartis, je suis redescendue la rechercher. Ton flingue a retrouvé sa place au milieu de tes chaussettes.
— Il y en a un autre, lui dis-je. Il est tout petit et doit se trouver dans la poche de la veste que je portais l’autre soir.
Je regardai dans la penderie et, oui, mon arme y était toujours. Je la glissai dans ma poche, ressortis le magnum de mon tiroir à chaussettes et attachai mon étui. À me balader comme ça, sans rien, je m’étais senti étrangement vulnérable tout l’après-midi, ce qui était quand même assez bizarre vu qu’à peine une semaine plus tôt je me promenais absolument partout sans flingue.
Elaine m’apprit encore que j’étais accusé d’entrave à la justice, ce qui, dixit Ray, n’était que misérable connerie et signifiait seulement que Wister s’était trouvé un juge à sa botte. Il allait écrabouiller, ou bousiller, tout ça comme il fallait, quelque chose de ce genre.
Je dis à Elaine que j’allais l’appeler, et avais déjà fait un pas vers le téléphone lorsqu’elle m’attrapa par le bras.
— N’appelle personne, me dit-elle. Pas encore. Il y a un message que tu devrais écouter d’abord.
Nous entrâmes, elle le fit passer. Une voix que je n’avais jamais entendue me dit :
— Scudder ? Écoutez, j’ai pas de problèmes avec vous. Vous vous retirez de cette affaire et vous n’avez plus de soucis.
Elaine refit passer le message et je l’écoutai de nouveau.
— L’appel est arrivé vers trois heures et demie, me précisa-t-elle. Dès que je l’ai entendu, j’ai décroché le téléphone.
— Pour l’empêcher de rappeler.
— Non, pour que toi tu puisses le faire. Tu appuies sur les touches étoile, six et neuf…
— Ça rappelle le correspondant et tu voulais être sûre que ce serait bien le dernier.
Je pris l’écouteur dans ma main et composai étoile, six et neuf. La sonnerie avait déjà retenti douze fois lorsque je renonçai et coupai la communication.
— Merde, dit-elle.
J’appuyai sur la touche dernier appel et laissai sonner douze fois de plus.
— Ça devrait lui décoller la cervelle, dis-je à Elaine. Si seulement on avait un moyen de savoir où ça sonne…
— Tu es sûr qu’il n’y en a pas ? Tous les appels ne sont-ils pas répertoriés automatiquement ?
— Seulement ceux qui n’ont pas été interrompus.
— Et celui que nous avons reçu ? Le type est bien allé jusqu’au bout de la communication, non ?
— Si j’avais un bon copain à la compagnie du téléphone, je pourrais avoir le renseignement. Les Kong ont réussi un coup du même genre un jour, mais je ne les ai pas sous la main et les ordinateurs de la compagnie sont plus difficiles à bidouiller qu’à cette époque-là. Sans compter qu’on sait bien ce que ça donnerait.
— Comment ça ?
— Ça donnerait que ce type a appelé d’une cabine et tu veux me dire en quoi ça nous aiderait ?
— Ah, zut ! dit-elle. Moi qui croyais avoir bien fait.
— Tu as bien fait, c’est seulement que ça n’a mené à rien. Mais tout n’est pas perdu. On pourra réessayer plus tard.
— Et laisser le téléphone décroché jusque-là ?
— Non. On se contentera de ne pas appeler. Comme ça, chaque fois que tu réappuieras sur la touche dernier appel, tu retrouveras le numéro. Et puis, si tu as vraiment un coup de fil à donner, passe-le et ne t’en fais pas pour ça. J’ai peu d’espoir d’arriver à quoi que ce soit de cette façon-là.
— Et zut, tiens ! répéta-t-elle.
Elle appuya sur la touche et se repassa le message.
— Tu sais quoi ? me demanda-t-elle enfin. Il ment.
— Je sais.
— Il veut que tu cesses de le pousser à bout, ce qui est bon signe, non ? Ça veut dire que tu commences à brûler. Et il veut que tu baisses la garde. Parce qu’il a toujours l’intention de te tuer.
— Dur, dis-je.